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Recension d’ouvrage : Kürtler ve Cumhuriyet , Ayhan Işık, Gülay Kılıçaslan, Behzat Hiroğlu, Kübra Sağır, Çağrı Kurt, Dipnot, 2023

L’ouvrage a été présenté par Kübra Sağır lors du Séminaire IFEA/EHESS, Sociologie politique de la Turquie contemporaine, du 10 décembre 2024.

Cette recension reprend les éléments de la discussion menée par M. Tayfur, Doctorant en urbanisme à l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Strasbourg (ENSAS)/Université de Strasbourg, Laboratoire AMUP, Boursier AMI/IFEA.

 

Alors que la Turquie fêtait en 2023 le centenaire de la République, l’ouvrage Kürtler ve Cumhuriyet « Les Kurdes et la République », paru cette même année, analyse l’histoire centenaire de la République d’un point de vue kurde, en soulignant la continuité des politiques de colonialisme, de déni et d’assimilation. Structuré en 12 sections thématiques, et plus de 100 contributions (cf. TDM en dessous) d’auteur.e.s travaillant en Turquie ou à l’étranger sur les études kurdes, l’ouvrage de 1016 pages, ambitionne un état de l’art de la diversité de sujets liés à l’histoire et à la société kurde, couvrant des disciplines variées telles que la sociologie, l’anthropologie, l’économie, la littérature, l’art, les sciences politiques, l’archéologie et la géographie. Ce livre propose un contenu riche et multidimensionnel, apportant une perspective unique sur ces sujets et s’impose comme une contribution majeure dans le champ des études kurde. Dans un objectif « décolonial historique », il cherche à appréhender la relation entre les Kurdes et la République dans une perspective globale. Il revient sur les cent ans d’histoire de la République turque, et met en lumière des politiques de déni et d’assimilation ciblant l’identité, la langue et la culture kurdes. À travers une déconstruction de l’historiographie officielle, il explore des thématiques telles que le colonialisme, l’assimilation, la résistance et la mémoire. Il offre une analyse approfondie et rigoureuse des dynamiques historiques, politiques et culturelles des Kurdes dans le contexte républicain. Parmi les chapitres clés, on peut citer « Colonialisme et colonialité » qui critique les politiques répressives de l’État turc, tandis que « Violence d’État » met en lumière les pratiques de résistance kurdes et leurs ancrages historiques. En adoptant une posture critique, l’ouvrage réévalue le récit officiel de la République tout en documentant l’histoire, la lutte et la mémoire des Kurdes. On notera toutefois que l’approche qui vise à couvrir une période de 100 ans permet de donner une vue d’ensemble, mais comporte certains risques. En effet, les dynamiques sociales, politiques et économiques spécifiques des différentes périodes peuvent être ignorées, rendant invisibles les tournants historiques et les conflits idéologiques. En outre, la mémoire locale et les pratiques de résistance peuvent être éclipsées par la politique centralisée. Il est donc important de considérer chaque période dans son propre contexte, d’inclure différentes perspectives et de remettre en question la continuité historique. Quoi qu’il en soit l’ouvrage constitue une contribution novatrice, transcendant les frontières disciplinaires et éclairant tant le passé que l’avenir. Car au-delà d’une analyse rétrospective, il propose de nouvelles pistes de réflexion et soulève des questions pour l’avenir des études kurdes. En comblant une lacune académique majeure, il offre une analyse critique et ouvre un large champ de discussions. L’ouvrage se présente donc comme une référence essentielle pour envisager des solutions aux défis persistants auxquels les Kurdes sont confrontés dans un monde en constante évolution. À l’heure du centenaire de la République de Turquie, il se positionne comme une ressource incontournable pour les chercheurs, étudiants et toute personne s’intéressant aux études kurdes.

En tant que chercheur travaillant sur la question de la reconstruction et des enjeux patrimoniaux post-2015 à Diyarbakir, cet ouvrage a particulièrement retenu mon attention, notamment ses chapitres consacrés aux destructions urbaines au Kurdistan provoquées par les conflits de 2015-2016, à la destruction systématique qui en a suivi, et au processus de reconstruction urbaine amorcé par la suite. Les analyses urbaines qu’il propose sont d’une grande valeur pour mieux comprendre à travers l’espace et la ville, les relations complexes que les Kurdes entretiennent avec la République.

Je reviendrai ici plus spécifiquement sur deux articles. Celui de Dilan Kaya, dans le quatrième chapitre de l’ouvrage intitulé « La violence d’État », qui s’intitule « Kentkirim sonrasinda mekansal hafizanin izini sürmek: Diyarbakir Suriçi / 2015-2016 » (Tracer la mémoire spatiale après l’urbicide : Diyarbakır Suriçi / 2015-2016 ), s’intéresse aux transformations spatiales et sociales de Diyarbakır Suriçi entre les premières années de la République jusqu’à nos jours. Et celui de Ronay Bakan, dans le troisième chapitre du livre intitulé « Nation, espace et construction de l’identité », qui traite de « Türklük sözleşmesi ve ihtilaflarini kürt cografyasi merkezinden yeniden düşünmek » (Repenser le contrat de la turcité –Türklük sözleşmesiet ses conflits à partir du centre de la géographie kurde).

* Dilan Kaya, « Kentkirim sonrasinda mekansal hafizanin izini sürmek : Diyarbakır Suriçi / 2015-2016 » (Tracer la mémoire spatiale après l’urbicide : Diyarbakır Suriçi / 2015-2016).

Dilan Kaya souligne que les villes ne sont pas seulement des champs de bataille, mais aussi des lieux de mémoire, qui sont délibérément détruits. Dans ce contexte, elle affirme que les projets de transformation urbaine menés à Suriçi, centre-ville historique de Diyarbakır, après les conflits de 2015-2016 ont irrévocablement changé la structure physique, sociale et culturelle non seulement de quartier ou de ville mais aussi de la région toute entière.

S’appuyant sur le concept d’« urbicide » de Martin Coward, l’auteur analyse les réactions de l’idéologie officielle face aux différents problèmes à travers l’espace urbain. En se concentrant sur la relation entre l’espace et la mémoire, Dilan Kaya considère la destruction du tissu traditionnel de Suriçi (structures et bâtiments, rues et routes, places, monuments et statues, etc.) comme une perte de mémoire sociale et affirme que ces transformations sont combinées à des politiques de déplacement des habitants de la vieille ville. Ce processus ne se limite pas à la reconstruction physique, mais implique aussi l’effacement délibéré d’un lieu de mémoire.

Dilan Kaya attire également l’attention sur les efforts de la société civile pour rendre les sites de mémoire à nouveau visibles et pour produire des mémoires alternatives. Elle cite notamment les travaux de l’Association de préservation du patrimoine culturel et naturel de Diyarbakır (DKVD) sur le patrimoine et la mémoire de la ville, ainsi que ceux de la Chambre des architectes et de la Chambre des urbanistes, etc.. Elle affirme que des pratiques telles que les projets de cartographie, les marches, les ateliers et les études sur la mémoire font partie de la résistance contre le génocide urbain. Ces efforts jouent un rôle important dans la remise en question des effets des transformations sur la mémoire et dans la reconstruction de la mémoire sociale. Dans une perspective du long terme, l’article présente les fractures spatiales créées par les politiques de violence et de destruction mises en œuvre à Diyarbakır, dans le quartier Suriçi depuis les premières années de la République jusqu’à aujourd’hui, reliant ainsi les guerres urbaines post-2015 à ce processus. La combinaison des analyses historiques et contemporaines, offre une perspective holistique des transformations du quartier et les efforts pour produire des mémoires alternatives. Dilan Kaya évoque par exemple la démolition des remparts de la place Dağkapı de Diyarbakır en 1931 par le gouverneur de l’époque au motif qu’ils « empêchaient la circulation de l’air » et auraient provoqué une épidémie. Loin d’une mesure sanitaire, il apparait clairement que cette décision était une décision politique.

Cet incident est mis en parallèle à une autre décision, prise en 2012. Le Conseil des ministres avait déclaré Suriçi « zone à risque », en vertu de la « loi n° 6306 sur la transformation des zones à risque de catastrophe ». En particulier après les guerres urbaines post-2015, des démolitions systématiques ont été menées sur la base de cette loi. Au cours de ce processus, le tissu urbain historique, qui avait été gravement endommagé par le conflit, a subi une transformation spatiale complète avec des travaux de reconstruction.

Ces deux événements sont remarquables pour comprendre le parallèle politique de la Turquie, du régime kémaliste au régime islamo-conservateur d’Erdoğan, au pouvoir depuis ces 20 dernières années, et la continuité dans la manière dont l’État-nation intervient dans les valeurs et le patrimoine culturel des différences perçues comme « l’autre, öteki» à travers l’espace urbain. Bien que les périodes et les acteurs diffèrent, ces éléments offrent des indications importantes pour comprendre la manière dont l’espace a été aménagé en vue des interventions et la façon dont l’infrastructure a été mise en place.

* Ronay Bakan, Türklük sözleşmesi ve ihtilaflarini kürt cografyasi merkezinden yeniden düşünmek (Repenser le contrat de la turcité (Türklük sözleşmesi) et ses conflits à partir du centre de la géographie kurde).

Dans son article, Ronay Bakan affirme que les États-nations modernes ne sont pas une structure indépendante de la dynamique sociale, mais qu’ils sont plutôt façonnés par les luttes de différents groupes sociaux et politiques et par les effets spatiaux de ces luttes. L’article analyse les effets du « contrat de turcité » sur la géographie kurde au cours des 100 ans d’histoire de la République de Turquie. Ce contrat est considéré comme un cadre social et idéologique qui renforce la suprématie de l’identité turque et prescrit l’adaptation à cet ordre d’autres identités ethniques ou religieuses. Les politiques de dépossession et de déplacement mises en œuvre dans le but de créer une nation homogène lors de la fondation de la République ont entraîné des réactions telles que les révoltes kurdes (Sheikh Said (1925), Ağrı (1926-1930), Dersim (1937-1938)). Les guerres urbaines post-2015 ont ouvert la voie à des projets d’expropriation et de reconstruction à grande échelle dans la géographie kurde, mis en œuvre dans le cadre de l’affaiblissement spatial de l’identité kurde et de la construction d’une identité fondée sur la turcité musulmane.

Sous le gouvernement de l’AKP, le contrat de turcité a été redéfini à travers le prisme de l’islam politique. Dans la région kurde, ce processus s’est matérialisé par une patrimonialisation à la fois concrète et abstraite. D’un point de vue concret, des projets de restauration tels que la construction du tombeau du sultan Sasa – considéré comme le premier gouverneur musulman après la conquête de Diyarbakır en 639 – ont été entrepris sur les vestiges des dépendances de la grande mosquée de Diyarbakır. Sur le plan abstrait, des représentations idéologiques ont également émergé, notamment à travers l’aménagement des abords de la mosquée de Süleyman, qui abriterait les tombes des compagnons martyrisés lors de la conquête par les armées islamiques. Ces initiatives ont contribué à redéfinir Diyarbakır comme une « ville des prophètes et des compagnons », renforçant ainsi ce processus de reconfiguration identitaire. Cependant, le mouvement kurde, par l’intermédiaire des gouvernements locaux et des acteurs de la société civile, s’est engagé dans la décolonisation de l’espace et la résistance basée sur la mémoire. Mais ces efforts ont été largement entravés par les politiques de répression et de contrôle du gouvernement central après 2016 (Arrivée au kayyim : l’État a attribué un administrateur pour remplacer les maires du parti pro-kurde).

En conclusion, l’article aborde la transformation du contrat de turcité centré sur la géographie kurde, et souligne comment cette transformation est façonnée par la résistance spatiale et sociale kurde. Il conclut que la conception de l’État-nation en Turquie est un processus contesté et en constante évolution dans lequel la géographie kurde joue un rôle central.

Ces deux articles se complètent car ils analysent les politiques spatiales, culturelles et politiques de la République dans la géographie kurde sous des angles différents. Alors que Ronay Bakan présente dans un cadre théorique la manière dont le contrat de turcité est reproduit dans la géographie kurde par le biais d’interventions spatiales, Dilan Kaya analyse les événements survenus à Suriçi après les guerres urbaines de 2015-2016 à travers le concept de génocide urbain. Ce faisant, ils soulignent comment les politiques de l’État font des processus de dépossession et de déplacement des outils permettant d’effacer l’identité kurde.

Ronay Bakan insiste sur les efforts des gouvernements locaux et de la société civile pour décoloniser l’espace avec une perspective historique, mais n’approfondit pas suffisamment l’étude de la résistance locale. Dilan Kaya aborde que de façon limitée le contexte historique mais, à partir d’une étude de terrain, présente des pratiques concrètes dans le contexte de la mémoire spatiale et du droit à la ville. La combinaison de ces deux approches offre ainsi l’opportunité de comprendre à la fois les politiques systématiques de l’État et les dynamiques locales de lutte.

Nous terminerons en proposant aux éditeurs de l’ouvrage quelques questions

La première concerne la méthode : Comment a été géré la diversité des approches méthodologiques et théoriques lors de l’analyse de ce recueil de 100 articles issus de différentes disciplines ?

A qui s’adresse l’ouvrage ? Uniquement aux milieux académiques ou à un public plus large intéressé par le sujet ?

Y a-t-il un chapitre qui constitue le corps principal du livre ? Si oui, lequel ?

La majorité des chercheurs qui ont contribué à ce projet ont effectué leurs études à l’étranger. Que peut-on dire de la production aujourd’hui et à venir de connaissances scientifiques sur les Kurdes en Turquie ?

Alors que la question kurde et du Kurdistan n’est plus limitée à la Turquie, mais qu’elle a acquis une dimension régionale et internationale, un livre similaire pour d’autres régions du Kurdistan est-il envisagé ?

Mehmet Tayfur

Doctorant en urbanisme à l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Strasbourg (ENSAS)/Université de Strasbourg, Laboratoire AMUP, Boursier AMI/IFEA.

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OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Mehmet Tayfur (20 janvier 2025). Recension d’ouvrage : Kürtler ve Cumhuriyet , Ayhan Işık, Gülay Kılıçaslan, Behzat Hiroğlu, Kübra Sağır, Çağrı Kurt, Dipnot, 2023. Observatoire de la vie politique turque. Consulté le 7 février 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/1342e


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